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2 avril 2025

De Netflix à Twitch : comment les jeunes sont devenus accros aux échecs

Longtemps jugés élitistes, les échecs connaissent un véritable boom chez les jeunes, porté en partie par les réseaux sociaux et le streaming. Une révolution qui dépoussière ce jeu millénaire.

 

Le matin, Alice Brunswick, alias @alicebruns sur Instagram, où elle est suivie par plus de 80 000 abonnés, commence sa journée en jouant aux échecs. « C’est là où mon cerveau est le plus frais, c’est un moment pour moi », précise-t-elle. Elle se connecte alors – « comme beaucoup de monde » – sur Chess.com, une plateforme et application mobile qui recense près de 50 millions d’utilisateurs mensuels, pour un total de 160 millions de membres.

 

« J’essaie de jouer plusieurs parties par jour », indique la jeune créatrice de contenus de 25 ans, qui a commencé les échecs l’an dernier. Comme elle, de nombreux jeunes joueurs, familiers ou non avec le célèbre plateau bicolore et ses 32 pions, se sont récemment pris de passion pour ce jeu mental, stratégique et chargé d’histoire, des origines lointaines et incertaines du jeu en Inde, vers 600 avant J.-C., aux emblématiques parties disputées durant la guerre froide.

 

Une dynamique, lancée en 2020 par la diffusion, durant le confinement, de la série Le Jeu de la dame sur Netflix, qui s’appuie sur « un terreau favorable », comme l’évoque Éloi Relange, président de la Fédération française d’échecs (FFE) : « Le plus évident est l’explosion des plateformes de jeux en ligne, souligne-t-il. Je vois régulièrement des personnes jouer aux échecs sur leur téléphone dans le métro, ce qui était beaucoup moins fréquent avant. Les streamers, qui s’adressent à un public plutôt jeune, se sont également emparés de ce jeu. »

 

Un sport adapté aux écrans

L’exemple le plus criant remonte au 21 février dernier, lorsque le youtubeur Inoxtag, après son ascension de l’Everest l’an dernier, organise un tournoi d’échecs réunissant certains des streamers les plus populaires auprès des jeunes (Domingo, HugoDécrypte, Maxime Biaggi, Océane, etc.). Diffusée en live, la vidéo enregistre depuis plus d’1,6 million de visionnages et a rassemblé, l’espace d’une soirée, des pratiquants réguliers et des curieux auparavant indifférents à la pratique de ce sport.

 

Aux côtés d’Inoxtag aux commentaires, Julien Song, 32 ans, décortique, explique et vulgarise ce jour-là les différentes stratégies adoptées par les participants à ce mini-championnat improvisé. Celui qui est maître international d’échecs et créateur de contenus sur les réseaux sociaux, suivi par plus de 100 000 personnes sur Instagram, accompagne depuis plusieurs années cet engouement et ce dépoussiérage spectaculaire de l’image de sa discipline. « Quand j’étais petit, les gens me disaient que c’était nul de jouer aux échecs », se souvient-il.

 

Aujourd’hui, la donne a changé. « Les gens suivent des parties d’échecs comme ils regarderaient un streamer jouer à un jeu vidéo », explique Julien Song. Sur YouTube ou sur Twitch, les parties de streamers ou même des meilleurs joueurs du monde sont immédiatement analysées et décortiquées sur des plateaux en 2D ou 3D diffusés à l’écran, tirés de Chess.com. Les duels, souvent joués selon des modes de jeu plus rapides (le blitz, par exemple, limite le temps de réflexion de chacun des joueurs à dix minutes), paraissent alors plus faciles à suivre qu’une partie classique, parfois disputée pendant des heures, voire des jours.

La popularité du jeu auprès des jeunes ne risque pas de baisser après l’intégration du jeu aux prochains Mondiaux d’e-sport, qui se dérouleront à Riyad (Arabie saoudite) du 31 juillet au 3 août. « Les grandes équipes d’e-sport ont déjà commencé à recruter des joueurs d’échecs (dont le numéro un mondial, le Norvégien Magnus Carlsen). C’est un nouveau cap franchi pour le développement et la mise en avant des échecs », constate Éloi Relange, alors que la FFE a lancé son premier Championnat de France de blitz en ligne en 2024.

 

« C’est une langue universelle »

La démocratisation des échecs en ligne a ainsi permis de diffuser la pratique à un public nouveau et de la débarrasser de préjugés tenaces, notamment son image élitiste, remplacée par l’idée d’un jeu qui rassemble, où l’entraide et les conseils ont toute leur place. Même si des résistances, de la part d’une communauté au départ plutôt fermée, ont pu émerger. « Quand j’ai commencé mes vidéos il y a trois ans, certains me disaient qu’elles étaient trop simples pour un maître international. Mais pour moi, vulgariser ne veut pas dire bafouer les échecs », justifie Julien Song.

À travers le récit de son apprentissage des échecs sur Instagram, Alice Brunswick veut, elle, « montrer qu’on peut jouer aux échecs même si on est nul, et qu’on peut s’amuser. Ce n’est pas réservé à une élite. C’est une langue universelle : tu peux jouer avec un enfant, une personne âgée, ou quelqu’un qui ne parle pas ta langue. »

Et tant pis si ses premiers pas ont pu être laborieux, parfois moqués, et se sont soldés par plus de défaites que de victoires lors de ses premiers tournois. L’essentiel est ailleurs : s’amuser, apprendre des autres, progresser en apprenant de nouvelles tactiques. « On n’est pas là pour devenir grand maître. C’est cool d’être compétitif si on veut être le meilleur, mais on peut aussi être moins fort et s’amuser, rencontrer des gens à travers les échecs », ajoute Alice.

Wembanyama ou les frères Lebrun en ambassadeurs

Sa pratique des échecs complète, comme pour bon nombre d’adeptes aujourd’hui, celle d’une autre discipline sportive, peut-être plus physique. Elle a ainsi fondé le @ChessRunningClub sur Instagram, destiné à rassembler les amateurs de course à pied autour de tables d’échecs après un footing. « Le but est de jouer avec des gens que tu as déjà rencontrés pendant la course, tu es plus à l’aise, tu peux discuter et passer un bon moment », précise la jeune créatrice de contenus. La preuve, si besoin est, que la discipline dépasse sa popularité en ligne pour être aussi un moyen de sociabiliser dans la vie réelle.

Considérés comme stimulants intellectuellement, les échecs ont aussi damé le pion aux idées reçues par le biais des sportifs les plus célèbres, souvent jeunes par ailleurs. Certains n’hésitent pas à se mettre en scène en train d’y jouer. Il en va ainsi de Victor Wembanyama, qui s’était adonné à quelques parties dans un parc new-yorkais durant la période de Noël, mais aussi des frères Lebrun en tennis de table, qui se défient parfois sur un plateau entre deux échanges pour tester leurs capacités à garder leur sang-froid.

Et l’essor du chessboxing – qui mêle boxe anglaise et échecs, et dont le Français Thomas Cazeneuve est deux fois champion du monde – s’inscrit dans ce contexte de rendre ses lettres de noblesse à cet art à travers un sport hybride mêlant stratégie à la fois sur le ring et face à l’échiquier. « Nous travaillons aussi en association avec d’autres fédérations sportives, car les échecs se combinent très bien avec d’autres disciplines. C’est un peu “la tête et les jambes” », indique Éloi Relange.

Deux tiers des licenciés ont moins de 20 ans

Le président de la Fédération française ressent en tout cas tous les bénéfices de cet engouement spectaculaire pour sa discipline. La FFE flirte aujourd’hui avec les 80 000 licenciés – son record historique – alors qu’elle n’en comptait « que » 50 000 en 2020, soit une augmentation de plus de 50 % en cinq ans. Parmi ce vivier, « deux tiers des licenciés ont actuellement moins de 20 ans », précise Éloi Relange.

La cure de jouvence de la pratique profite certes de la démocratisation du jeu en ligne, mais aussi des programmes scolaires, à l’image du programme Class’Échecs, en partenariat avec le ministère de l’Éducation nationale, qui touche 3 000 écoles et 150 000 élèves en leur apprenant les rudiments du jeu.

 

La dernière pierre à apporter à cet édifice, désormais solide et amené à grandir encore un peu plus, resterait l’émergence d’une figure populaire aux yeux du grand public et des plus jeunes, à l’image de celle des frères Lebrun en tennis de table. « Nous avons le potentiel pour un effet similaire à celui des frères Lebrun, mais il nous manque encore le résultat décisif. Si un Français comme Maxime Vachier-Lagrave (champion du monde de blitz en 2021) devenait champion du monde toutes catégories, cela pourrait créer un véritable boom médiatique », veut croire Éloi Relange.

 

Depuis décembre dernier, le nouveau champion du monde d’échecs classiques est l’Indien Dommaraju Gukesh. Trait particulier : il a battu le record de précocité du mythique Garry Kasparov (champion du monde entre 1985 et 2000) en accédant au titre suprême à tout juste… 18 ans. Échec et mat, la jeunesse au pouvoir.

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