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10 septembre 2025

Peur de l’eau et du jugement : pourquoi tant d’adultes ne savent toujours pas nager en France

Environ 11 millions de Français sont dans l’incapacité de se déplacer dans l’eau. Explicable historiquement, cet inconvénient tabou rend l’été pesant pour beaucoup d’adultes. Mais des solutions existent pour surmonter ses craintes.

 

Kenza, 34 ans, n’a jamais appris à nager. Chaque été, elle redoute les invitations à la mer ou les après-midis piscine entre amis. Elle prétexte une migraine, un coup de soleil, un maillot oublié. «En réalité, je suis terrorisée à l’idée de ne pas avoir pied. J’invente pour ne pas avoir à dire que je ne sais pas nager.» Ce qu’elle cache touche pourtant des millions de Français.

Selon les dernières données officielles sur le sujet, tirées du Baromètre de Santé publique France réalisé en 2016, 16,3% des personnes âgées de 15 à 75 ans déclarent ne pas savoir nager. Cela représente environ 11 millions d’individus. Si les seniors sont les plus concernés (35,3% des 65-75 ans ne savent pas nager), les jeunes adultes ne sont pas épargnés: 5,2% des 15-24 ans et 9,2% des 25-44 ans de l’époque se disaient incapables de se baigner là où ils n’ont pas pied. Loin d’être un phénomène marginal, cette réalité traverse les âges, les sexes et les milieux.

«Dire qu’on ne sait pas nager, c’est dire qu’on n’est pas comme les autres, résume Stéphanie, 36 ans, assistante dentaire. Je n’ai jamais osé l’avouer. C’est bête, mais j’avais peur qu’on me juge.» Devenu parfois tabou, ce non-savoir se vit dans le secret. La peur de paraître faible, le souvenir de moqueries ou d’exclusion poussent à se taire. Beaucoup développent des stratégies: ne pas se mettre en maillot, inventer des douleurs, prétendre surveiller les affaires. Car derrière cette incapacité à nager se cache souvent des non-accès: à l’apprentissage, aux infrastructures, aux vacances.

 

Le milieu scolaire et social des élèves influence fortement leur rapport à l’eau, à la pratique sportive et donc à l’apprentissage de la natation. Comme le souligne une synthèse publiée en juin 2021 par l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (INJEP), «la maîtrise de la natation est très liée à la durée de leurs vacances d’été, qui varie elle-même fortement selon l’origine sociale. Par ailleurs, d’autres facteurs influent aussi spécifiquement sur [cette] maîtrise de la natation: en particulier, celle-ci est plus faible chez les descendants d’immigrés et est, en revanche, d’autant plus développée que les parents sont sportifs.» Cette analyse rejoint le témoignage de Najib, 33 ans: «Chez moi, on ne faisait pas de sport. Mon père bossait tout le temps, ma mère avait peur de l’eau. Il n’y avait pas de culture de la baignade.»

 

Un problème à l’échelle européenne

Au fil des années, les écoles proposent de moins en moins de cours de natation, par manque d’infrastructures disponibles ou pour des raisons budgétaires. Conséquence: de plus en plus d’enfants ne savent pas nager. Mais quand ils grandissent, le besoin se fait sentir d’apprendre ce sport, ne serait-ce que pour des raisons de sécurité. En Europe, on compte près de 20.000 noyades mortelles par an, d’après l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

Maître-nageur à la piscine Poséidon de Woluwe-Saint-Lambert (Belgique), dans la banlieue de Bruxelles, et interrogé par la RTBF, Ivan Vloeberghs évoque même un mauvais souvenir face à ces chiffres. «J’ai connu un enfant qui s’est noyé dans le canal et le papa a sauté pour le récupérer, mais il ne savait pas nager non plus… Il faut prendre conscience du fait que si on sait nager, on peut au moins sauver quelqu’un, voire sauver un de ses proches. Il ne faut pas le sous-estimer, c’est très important de savoir nager.»

Alors, plusieurs années plus tard, certains adultes souhaitent combler leurs lacunes et les centres aquatiques reçoivent de nombreuses demandes pour des cours. «C’est pour cette raison que nous avons lancé des séances pour adultes débutants en 2024, explique Graziella Baradel, responsable de la piscine belge. Lors de notre journée portes ouvertes, beaucoup d’adultes nous ont confié vouloir accompagner leurs enfants à la piscine, mais qu’ils n’étaient pas à l’aise dans l’eau. Et finalement, ce cours a rencontré un vrai succès. Les gens comprennent qu’ils ne sont pas seuls dans cette situation. Et nous, on a vraiment le sentiment d’accomplir notre mission de service public, qui est l’apprentissage de la natation.»

 

Un basculement dans les années 1970

Bien que l’étude de Santé publique France de 2016 souligne des écarts selon le milieu socio-économique, la zone géographique ou la morphologie, ce sont tout de même les personnes âgées qui sont les plus concernées. Et pour cause, même si elle est censée être obligatoire à l’école depuis 1879, l’instruction de la natation en France est bien plus récente qu’on pourrait le croire, la faute au manque d’équipements qui a longtemps été désastreux à travers le pays. Cet apprentissage ne s’est véritablement imposé qu’à partir des années 1970, à la faveur d’une politique publique de grande envergure: l’opération dite des «1.000 piscines».

Lancée par Joseph Comiti, alors secrétaire d’État chargé de la Jeunesse et des Sports (1968-1973), cette initiative visait à doter massivement le territoire en bassins publics. C’est ainsi que sont notamment apparues les fameuses piscines Tournesol, au nombre de 183, bâties un peu partout en France. Ou bien les piscines Caneton, construites également sur le même modèle rapide et industriel.

Notons que cette opération faisait écho à deux facteurs distincts survenus à cette époque. Tout d’abord, aux Jeux olympiques de Mexico, en octobre 1968, la délégation tricolore n’a décroché qu’une petite médaille de bronze en natation sportive (Alain Mosconi sur 400 mètres nage libre).

Mais surtout, plusieurs noyades ont marqué l’actualité de l’été 1969. Le 18 juillet, à Juigné-sur-Loire (Maine-et-Loire), dix-neuf enfants d’un centre de loisirs meurent ainsi dans la Loire, happés par le courant après l’effondrement d’un banc de sable. Puis le 18 août 1969, à Thonon-les-Bains (Haute-Savoie), le naufrage d’un bateau-promenade sur le lac Léman fait vingt-quatre victimes, dont quatorze fillettes. Ces deux événements dramatiques ont brutalement révélé l’ampleur d’un fléau silencieux: l’incapacité d’une partie importante de la population à nager, ou a minima se maintenir à la surface en cas de chute dans l’eau.

Si l’on associe souvent cette incapacité à nager à une question d’apprentissage technique, on sous-estime souvent la dimension émotionnelle et psychologique qui l’accompagne. Pour de nombreux adultes, l’eau n’est pas un lieu de loisir mais de peur, voire de panique, comme le souligne le docteur Frédéric Chapelle, psychiatre spécialisé dans les troubles anxieux, dans Santé Magazine: «Brusquer la personne n’a aucun intérêt. On peut amener quelqu’un jusqu’à une situation qu’il n’aime pas, mais jamais le forcer. Et surtout pas par surprise. Les gens qui ont des phobies sont dans la maîtrise et il faut qu’ils puissent garder une certaine maîtrise. L’objectif est de ne plus faire confiance à sa peur, mais à soi-même.»

 

Des alternatives pour effacer les traumatismes

C’est pourquoi certaines approches alternatives –comme la méthode «Le pied dans l’eau»– proposent un accompagnement progressif, fondé sur la confiance, le dialogue et la reconquête du corps dans l’eau, sans immersion forcée. À domicile, il est même possible d’entamer un processus de réconciliation en douceur: se relaxer dans un bain chaud avec des huiles essentielles, s’immerger progressivement le visage, ou tester les principes de flottaison avec des objets. Pour les cas les plus ancrés, des thérapies comportementales et cognitives (TCC), parfois complétées par de l’hypnose ou de la sophrologie, permettent souvent de surmonter la phobie en une douzaine de séances.

Ce traumatisme de l’eau, bien plus courant qu’on ne l’imagine, trouve souvent sa source dans des méthodes pédagogiques brutales, encore utilisées aujourd’hui. Françoise Solet, maître-nageuse depuis quatre décennies et fondatrice de l’Aquadémie à Lyon en 2007, accompagne chaque année des dizaines d’adultes qui viennent lui confier leur peur panique de l’eau.

Interrogée par le média réunionnais Clicanoo en 2022, elle dénonce ces pratiques: «Certaines méthodes consistent à faire sauter les enfants débutants dans le grand bain en attrapant la perche… Avec les bulles que le saut produit, sans lunettes, l’enfant ne voit pas la perche. Il a de l’eau dans le nez, […] il ne peut pas respirer, il angoisse et a peur de mourir. Quand enfin, il parvient à regagner le bord, il a souvent honte de ce qu’il lui est arrivé et n’en parlera à personne, croyant être tout seul dans ce cas. Cette situation va générer un traumatisme pouvant aller jusqu’à la phobie de l’eau. En quarante ans d’expérience, j’ai recueilli des centaines de témoignages de ce type!» Pour elle, ces méthodes relèvent clairement d’une forme de «maltraitance» institutionnelle, tolérée au nom de «l’habitude».

Face à cette réalité, les pouvoirs publics tentent de réagir. Le ministère chargé des Sports a mis en place deux programmes majeurs pour renforcer l’apprentissage précoce de la natation: «J’apprends à nager», destiné aux enfants de 6 à 12 ans issus de zones carencées, et «Aisance aquatique», conçu pour les 4 à 6 ans, grâce à des stages bleus intégrés aux écoles ou aux accueils périscolaires. L’objectif est de valider l’attestation du savoir nager en sécurité (ASNS) dès le plus jeune âge, afin d’éviter de reproduire le cercle du non-savoir, génération après génération.

Mais cette ambition se heurte à un obstacle de taille: le défaut toujours criant d’installations et de moyens humains. Selon un chiffre avancé par la Fédération française des maîtres-nageurs sauveteurs depuis plusieurs étés, il manquerait aujourd’hui 5.000 maîtres-nageurs pour répondre aux besoins et permettre un accès équitable à la natation sur tout le territoire français.

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